Vous aurez probablement reconnu l'expression Dulce et decorum est pro patria mori (Il est doux et beau de mourir pour la patrie, vers d'Horace pour les jeunes Romains qui sont sur le point d'avoir l'opportunité d'exercer cette "vertu"). Si vous ne connaissiez pas l'expression, il faut lire plus de BDs (c'est ici mon seul mérite, puisque je ne connais malheureusement pas encore le latin). Elle se retrouve en effet dans des albums d'Astérix et des Schtroumpfs (dans Le schtroumpfissime, évidemment sous la forme "Dulce et decorum est pro patria schtroumpfi"). Ah oui ! Il y a aussi un merveilleux poème de Wilfred Owen, intitulé Dulce Et Decorum Est. À lire absolument, notamment si on est pacifiste.
Si vous vous êtes rendu jusqu'au bout du titre de cette entrée, vous aurez remarqué que j'ai trafiqué l'expression en remplaçant le verbe "mourir" par "manger". Je veux en effet vous entretenir d'un de mes passe-temps préférés -- je ne suis pas catholique en partie parce que les protestants ne considèrent pas la gourmandise comme un des péchés capitaux. C'est-à-dire que je ne veux pas parler du manger et du boire comme d'un passe-temps mais plutôt dans certaines de leurs dimensions sociales, éthiques et, oui, théologiques. En effet, manger est (devenu ?) un acte politique, on pourrait même dire "théologique" si par ce mot on entend aussi une "compréhension de Dieu qui mène à l'action".
Vous connaissez peut-être la maxime "Acheter, c'est voter", c'est-à-dire que par ce que nous achetons et n'achetons pas, nous indiquons nos préférences et contribuons à déterminer (en partie) le monde dans lequel nous vivons, notamment les pratiques commerciales, environnementales et autres des fournisseurs de produits et services. Cette maxime inclut déjà par définition la nourriture que l'on achète. Cependant, dans le cas de la nourriture le lien est encore plus immédiat parce que plus personnel. En effet, en matière alimentaire ce que nous consommons devient littéralement une partie de nous-mêmes, et les enjeux liés à l'agriculture, à l'élevage et à l'industrie agroalimentaire déterminent notre milieu de vie plus immédiatement que dans le cas d'autres biens et services. Quel genre de campagnes voulons-nous ? Les produits alimentaires que nous achetons (ou n'achetons pas) contribueront très directement à les créer.
Vous pouvez consulter la carte suivante rapportant certaines statistiques presque impossibles à accepter tellement elles sont démesurées. Et pourtant, oui, une quantité inimaginable de variétés de plantes comestibles domestiques et de races d'élevage sont déjà disparues et la situation continue à se détériorer. Nos ancêtres ont développé ces variétés à cause de leurs propriétés diverses, incluant leur rusticité ou leur capacité d'adaptation aux conditions climatiques et autres du coin (appelons ça plutôt le "terroir"), de même que pour leur goût. Or, avec l'industrialisation de l'agriculture et la création de véritables monopoles dans le commerce des semences, de moins en moins de variétés sont cultivées à une échelle de plus en plus importante, souvent dans des monocultures favorisant la fragilisation de nos ressources alimentaires, notamment en encourageant la prolifération et la résistance des agents pathogènes et des parasites.
La perte de la biodiversité "sauvage" est évidemment une préoccupation importante. Mais notre capacité d'agir est souvent plus limitée dans ce cas. Nous pouvons bien encourager les gouvernements à agir ou nous pouvons contribuer financièrement ou par le bénévolat à des campagnes visant à sauvegarder des habitats naturels ou des espèces menacées. Cependant, au quotidien il n'est pas facile de faire beaucoup pour aider les orang-outan à survivre à l'état sauvage. Contribuer à préserver la biodiversité "domestique" est toutefois nettement plus aisé. Premièrement parce que nous mangeons tous les jours et deuxièmement parce que la solution de base au problème est en fait très simple : il suffit justement de manger pour changer le monde. Bon, disons qu'il suffit de modifier très légèrement ses habitudes pas tant alimentaires que d'achat d'aliments. On peut très bien continuer à manger la plupart des mêmes choses tout en favorisant davantage la diversité génétique en privilégiant les variétés négligées par les grandes compagnies agroalimentaires et les épiceries à grande surface. On peut manger du steak autre que de la Angus (qui n'est d'ailleurs même pas une race) avec des pommes de terre autres que la Idaho. On peut manger des raisins autres que Concord ou des tomates autres que Savoura. Évidemment, acheter des variétés ou races moins "standards" nécessitera habituellement de magasiner ailleurs en privilégiant le marché à l'épicerie. Cela excluera aussi la plupart des produits transformés (le Kraft dinner n'est pas fait avec une variété patrimoniale de blé ni avec du fromage du terroir ou d'une appellation d'origine contrôlée). Disons que l'on ne perdra pas grand-chose au change.
En fait, la seule vraie différence pour le consommateur qui privilégie les variétés négligées (mis à part une meilleure santé due à la réduction de la consommation de produits transformés) sera le goût nettement supérieur des aliments qu'il/elle se procurera ainsi. En effet, les variétés patrimoniales ont été développées par sélection génétique (et non par manipulation génétique (OGMs)) non pas pour leur rendement "surnaturel" ou leur apparence parfaite ou leur capacité à traverser un continent en conservant une apparence acceptable, mais pour leur goût (et souvent leur rusticité) ! De plus, un aliment qui n'a pas voyagé 4000 kilomètres est habituellement un aliment qui est plus frais et qui a été cueilli à maturité. C'est sans compter que l'on sait tous que les repas cuisinés à la maison sont bien meilleurs que les "repas-minute déjà préparés" de l'épicerie. Le côté "pratique" des repas et aliments tout préparés est la seule raison de leur existence, parce que côté goût ils sont toujours inférieurs aux repas faits maison (ils sont même habituellement carrément médiocres). Nous nous sommes simplement habitués à la médiocrité parce que nous arrivons du travail affamés à 18h00 et que les enfants hurlent qu'ils doivent manger dans les 5 prochaines minutes ou ils mourront (regarde, papa, mes joues rentrent dans ma bouche, mon estomac me digère de l'intérieur !). Il n'y a absolument aucune autre raison pour manger cela. Comme l'écrivait C.S. Lewis, le problème avec nous, humains, n'est pas que nous soyons trop hédonistes mais bien que nous ne le sommes pas assez : nous nous contentons de petits plaisirs médiocres alors que le Créateur a en réserve pour nous dans son monde des plaisirs tellement supérieurs !
Manger des aliments produits localement devient de plus en plus populaire, notamment avec les efforts visant la réduction des gas à effet de serre produits lors du transport des denrées alimentaires sur des milliers de kilomètres. Cependant, les effets bénéfiques pour l'environnement et la société sont beaucoup plus larges que la réduction des gas à effet de serre. Cette façon d'acheter contribue aussi à préserver les campagnes et souvent (dépendemment de quel fermier on achète ses aliments), au maintien d'une saine biodiversité dans les campagnes, de même que de la pérennité de variétés patrimoniales. L'agriculture industrielle n'est simplement pas viable à long terme. Les problèmes des derniers mois concernant le prix des aliments viennent en partie du fait que l'on produit de plus en plus pour l'exportation et de moins en moins ce qu'achètent les gens vivant autour des agriculteurs et des éleveurs. On a notamment encouragé ces dernières décennies les pays en développement, qui connaissent souvent des conditions climatiques plus clémentes, à faire pousser les aliments que l'on mange dans les pays riches (fruits exotiques, café, etc.) en leur promettant que nous avions assez de blé, de maïs et de soya pour nourrir leur population. Les quantités sont effectivement au rendez-vous, mais comme ces populations ne peuvent plus acheter nos produits avec l'augmentation récente des coûts, la situation ridicule suivante se produit : les pays en développement exportent de la nourriture vers les pays riches (aux prises avec des problèmes d'obésité) alors que les populations de ces pays en développement ne peuvent plus manger à leur faim. Autre absurdité : la famine en Éthiopie dans les années 1980s a entraîné l'importation de nourriture des pays riches au détriment de la préservation et de la mise en valeur des semences patrimoniales éthiopiennes qui sont justement mieux adaptées au climat et aux sécheresses de cette région. Cette situation a rendu les Éthiopiens encore plus vulnérables aux sécheresses. En matière alimentaire, le nationalisme est une bonne chose. Il ne doit pas s'agir de protectionnisme économique autant que de la protection de la souveraineté alimentaire et de la diversité génétique des espèces comestibles.
Évidemment, l'idée n'est pas de faire de la consommation d'aliments locaux provenant de variétés patrimoniales une loi de vie immuable. On peut commencer par s'assurer de manger plus souvent des aliments achetés localement (et donc consommer davantage les aliments en saison) et provenant autant que possible de variétés patrimoniales. Un objectif de départ louable pourrait être de consommer ces aliments au moins un jour par semaine, un peu davantage en été. On peut se permettre de continuer à boire du café/thé et d'utiliser des épices qui ne pousseront jamais dans notre pays (à moins que les changements climatiques s'emballent au point de faire à nouveau du Canada un pays tropical !). On peut aussi se permettre davantage d'écarts durant l'hiver, puisque consommer localement en hiver demande plus de planification et de travail en été et en automne (congélation, voire conserves, etc.). Ce qui est certain, c'est que, avec un peu d'expérience et de recherche, on peut acheter une très grande partie de nos aliments localement et opter souvent pour des variétés patrimoniales. Et surtout, on peut éviter d'acheter des fraises ou des pommes qui proviennent de l'autre bout du continent alors qu'on est en pleine récolte chez soi !
Évidemment, les vrais gourmands apprennent à jardiner. Ils ont alors la possibilité de manger des aliments on ne peut plus locaux et de choisir les variétés les plus méconnues (voire menacées d'extinction) en se procurant des semences non pas dans une épicerie, une grande pépinière ou auprès d'un des membres de l'oligopole qu'est devenue l'industrie des semences, mais auprès de jardiniers et d'agriculteurs qui sont passionnés par la cause. Ils contribuent ainsi très directement, en cultivant eux-mêmes des variétés patrimoniales, à préserver la diversité génétique. Et pourquoi ne pas composter pour boucler la boucle !
Je vous laisse avec des suggestions de lecture sur le sujet, soit Animal, Vegetable, Miracle de Barbara Kingsolver et The Omnivore's Dilemma de Michael Pollan. Pour voir les livres, cliquez ici.
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4 commentaires:
Excellent ! Mais il ne faudrait pas oublier de privilégier aussi les aliments biologiques. On peut aussi contribuer de cette façon à créer un environnement plus sain. De plus, une bonne partie des agriculteurs qui privilégient les cultivars traditionnels font justement dans le bio.
Cela me fait penser à: Buy America!
Oscar, je ne suis pas contre l'idée d'importer des aliments, surtout dans un pays nordique comme le nôtre. Je crois seulement qu'il est plus logique de manger frais et selon la saison, tout en cherchant à favoriser la biodiversité. Cette diversité nous a permis de sauver les récoltes par le passé lorsque la variété dominante était proie à une maladie ou un parasite incontrôlable. Il me semble aussi ridicule d'acheter des fruits et légumes qui ont traversé un continent au moment même où on récolte ces mêmes aliments localement. Encore une fois, l'idée n'est pas le protectionnisme mais la souveraineté alimentaire, que l'on peut notamment définir comme la capacité de cultiver et d'élever en premier lieu ce dont notre pays (ou région) a besoin plutôt que de dépendre d'autres pays comme consommateurs de nos exportations et comme producteurs des aliments que nous consommons.
Tout à fait d'accord Johnnyboy, notamment concernant le lien qui existe souvent entre l'agriculture/l'élevage bio et la préservation de la biodiversité. Cependant, la consommation d'aliments bios a habituellement d'abord pour but de soigner sa santé personnelle et de réduire la pollution de l'environnement par des produits néfastes. Bien qu'il s'agisse-là d'objectifs très nobles, mon propos touchait davantage la question de la biodiversité "domestique", qui fond de façon terrifiante dans une indifférence presque généralisée. Si on peut mettre la main sur des aliments locaux biologiques qui préservent la biodiversité et/ou sont équitables, c'est excellent ! Mais il faut malheureusement souvent choisir, surtout en hiver, quand les marchés locaux sont fermés ou n'offrent que des légumes d'hiver. On se tourne alors souvent vers les épiceries. Or, dans les épiceries québécoises, les aliments bios sont souvents importés des États-Unis (même l'été, alors même qu'il y a des producteurs bios québécois). Le dilemme consiste parfois à choisir le type de pollution que l'on encourage : les pesticides, fertilisants, etc. utilisés pour produire localement un aliment de façon "traditionnelle" (voire industrielle) ou les gas à effet de serre résultant du transport d'un produit bio de Californie. On dit même que la consommation de viande locale se traduit par davantage d'émissions de gas à effet de serre que la production de légumes et leur transport sur des milliers de kilomètres.
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