vendredi 14 août 2009

Genèse 1-3 hier et aujourd'hui

Cet article est paru dans le magazine Le Lien 26/4 Juillet-Août 2009, p. 7-9,13.

Comme mon collègue Éric Wingender l’a expliqué dans un article de ce numéro du Lien, pour comprendre la profondeur du message de Gn 1-3, il est nécessaire de faire appel au contexte historique et culturel dans lequel ces textes ont été écrits. La préoccupation motivant la rédaction de ces textes, c’est justement de corriger des éléments problématiques des récits de création des dieux (théogonies), du monde (cosmogonies), et de l’humain (anthropogonies) répandues au Proche-Orient ancien et qui constituaient des éléments centraux de la vision du monde des voisins d’Israël et des Israélites eux-mêmes. En effet, non seulement les voisins d’Israël, mais les Israélites eux-mêmes se représentaient le monde, le(s) dieu(x) et les humains de façons qui posaient problème pour les auteurs de la Bible. On le voit souvent dans l’Ancien Testament : l’Israélite moyen n’était pas très différent du Cananéen païen polythéiste, idolâtre et superstitieux. Il fallait corriger la vision du monde des Israélites, ce qui est le but de Gn 1-3. Heureusement pour nous, la correction de la vision du monde de l’époque constitue aussi un message puissant et vital pour nous aujourd’hui. Mais avant de pouvoir l’actualiser, encore faut-il comprendre son sens à l’origine. Nous verrons donc en premier lieu une explication sommaire de la portée originelle de Gn 1-3 à la lumière de son contexte et en second lieu une piste d’actualisation de ce message. Nous nous concentrerons sur ce que le texte dit concernant l’être humain, tout en reconnaissant l’importance de ce qu’il affirme concernant le monde et Dieu.

À l’origine


Il suffira ici de résumer les éléments centraux des récits mésopotamiens pour se faire une idée du contexte de Gn 1-3. En effet, bien que l’Égypte était une grande civilisation géographiquement plus proche d’Israël, la vision du monde de l’Israélite (ou du Cananéen) moyen comportait davantage d’affinités ave celle des habitants de la Mésopotamie (grosso modo l’Irak actuel) qu’avec celle des Égyptiens(1). Alors, quelle est-elle donc, cette vision mésopotamienne de l’être humain ?

Raison d’être de l’humain

Dans les récits anthropogoniques mésopotamiens, l’être humain est créé pour être l’esclave des dieux, qui ont besoin de quelqu’un pour les loger et les nourrir, ce que l’humain peut accomplir par le culte. Lorsque les gens entretenaient les temples des dieux et leur offraient des sacrifices (nourriture et boisson), ils leur offraient en fait le gîte et le couvert. L’être humain existait donc pour des raisons purement utilitaires. La relation avec les dieux était minimale, telle la relation qu’un esclave doit avoir avec son maître pour pouvoir comprendre ses ordres.

Explications des problèmes des humains

On peut deviner que, vu la fonction strictement utilitaire des humains, les problèmes que pouvaient subir ces derniers n’étaient pas vraiment une préoccupation pour les dieux. En fait, de tous les problèmes que pouvaient connaître les humains, seule leur disparition complète pouvait être réellement préoccupante pour les dieux mésopotamiens (qui donc pourrait alors les servir ?). C’est d’ailleurs pour cette raison que dans un récit de déluge mésopotamien les dieux regrettent avoir exterminé les humains (heureusement que l’équivalent d’un Noé mésopotamien survit pour pouvoir les nourrir !). Qu’un être humain souffre, soit malade ou qu’il meure n’était donc habituellement sans intérêt pour les dieux mésopotamiens, en autant que d’autres humains soient en mesure d’assurer le service des dieux.

Divers éléments négatifs de la condition humaine sont ainsi expliqués par l’indifférence des dieux à l’égard de la condition des humains ou par les erreurs commises dans le processus de création. Par exemple, dans le mythe d’ENKI et NINMAH, ces dieux célèbrent la création du premier homme (une sorte d’Adam mésopotamien) et en forment d’autres à partir du « prototype » mais, s’étant enivrés, ils se mettent à faire des erreurs. Ils créent notamment des eunuques et des femmes stériles. Les infirmités des humains sont ainsi attribuées à un défaut de création(2).

Il est intéressant de noter que les problèmes de l’humanité selon Gn 1-3 ne sont justement pas dus à un défaut de fabrication mais à la rébellion des humains contre le plan de Dieu. En fait, en comparant bien l’enseignement théologique (plutôt que les détails « techniques » comme le matériau utilisé pour faire l’humain, etc.) de Gn 1-3 et des textes mésopotamiens, il apparaît de plus en plus clairement que c’est tout Gn 1-3 qui semble avoir pour but de contrecarrer divers éléments problématiques des récits mésopotamiens quant à leur conception de l’être humain, de sa fonction, de sa relation au monde divin (sans parler de la nature même de(s) Dieu(x)).

Ainsi, le dur labeur de Gn 3 fait écho au labeur imposé aux humains pour soulager les dieux mésopotamiens. Nous l’avons déjà souligné, selon les Mésopotamiens l’être humain est créé comme esclave des dieux pour assurer leur subsistance (notamment par les sacrifices). Dans Genèse, l’intention divine n’est pas de faire des esclaves travaillant dans des conditions pénibles. Les conditions de travail difficiles connues par les gens vivant aux temps bibliques sont expliquées non pas comme étant dues à la condition servile de l’humain mais à son refus de Dieu (Gn 3,17-19). De même, la mort est décrite dans Genèse comme une conséquence d’une rupture avec Dieu alors que dans les récits mésopotamiens elle est simplement le dessein des dieux pour les humains : « Lorsque les dieux créèrent l’humanité, c’est la mort qu’ils ont donnée à l’humanité ; la vie, dans leurs mains ils l’ont gardée ! »(3).

D’ailleurs, on peut même se demander si la mort dans Gn 3,19 fait partie du châtiment pour la faute de l’humain ou s’il en constitue la fin en mettant un terme à son labeur : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain (ou de la nourriture), jusqu’à ton retour à la terre, car tu as été pris d’elle ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras ». Il est intéressant de noter la présence de la préposition ‘ad (= « jusqu’à »), indiquant en hébreu le terme ou la limite d’une action, ce qui suggère un terme au châtiment de Gn 3,17-19. Ce châtiment semble donc porter surtout sur le travail de l’humain qui est devenu pénible par sa faute et non sur sa mort, qui constitue une délivrance du labeur. La mort est toutefois en quelque sorte un châtiment puisque l’humain est expulsé du jardin, ce qui fait qu’il n’a plus accès à l’arbre de vie (Gn 2,17 ; 3,22-24)(4). Que la mort fasse partie du châtiment ou en constitue le terme, il est clair que le fait que le travail soit rendu pénible par le châtiment indique qu’il n’était pas prévu originellement par Dieu qu’il en soit ainsi. De même, la mort n’est attribuée aux humains dans Genèse que suite à leur faute et non dès leur création comme en Mésopotamie.

La clé pour comprendre le message de Gn 1-3 est donc d’essayer de comprendre comment les Israélites, à qui le texte est adressé, comprenaient le monde, Dieu et l’être humain. Que devaient-ils apprendre par ces textes ? Il ne faut pas s’imaginer que Gn 1-3 a été écrit pour le bénéfice d’Adam et Ève, pour leur remettre le nez dans leur erreur. Ces textes s’adressent bien aux Israélites qui ont, eux aussi, à faire un choix. Ils peuvent vivre dans la Terre promise que Dieu leur a donnée, ou ils peuvent en être expulsés, comme Adam et Ève ont été expulsés du Jardin (Dt 30,15-20). Cela dépend d’eux uniquement. Ils ont donc une influence réelle sur leur destinée. C’est tout le contraire de ce que les Israélites (et les Cananéens et les Mésopotamiens) croyaient. En effet, ceux-ci se percevaient comme des esclaves, seuls dans un monde hostile plein de dangers surnaturels qui les dépassaient, sans apparent contrôle sur leur destinée et sans le soutien des dieux qui étaient indifférents à leur sort. Notez à quel point la phrase précédente demeure vraie pour beaucoup de nos contemporains si on remplace les mots « esclaves » par « produits du hasard » et « surnaturels » par « naturels ». À cela, Gn 1-3 répond aux Israélites anciens et aux humains de tout temps que Dieu veut les bénir et qu’ils peuvent entrer dans la bonté et les bénédictions de Dieu avec confiance.

Et aujourd’hui

La conception de l’être humain, notamment de sa dignité, de sa responsabilité, et de son statut de créature à l’image de Dieu, est aussi importante aujourd’hui qu’aux temps bibliques. Cette conception aura une influence directe sur le sens que nous donnerons à notre vie et sur notre comportement, notamment à l’égard des autres. Nous devons reconnaître dans Gn 1-3 (notamment en 1,27-29) un mandat donné par Dieu aux humains pour déployer les possibilités latentes dans la création (comme l’énonce le théologien J. K. A. Smith). Que l’homme soit à l’image de Dieu veut dire rien de moins que nous sommes ses « sous-créateurs », partenaires à part entière de sa création. Cela inclut toutes les sphères de la vie, comme le développement des arts, de la culture et de la science, le développement de la civilisation et la gestion de l’environnement et des écosystèmes. Dieu est le Dieu à la fois de la rédemption et de la création. Cela veut dire que l’œuvre de rédemption et le salut de Dieu en Christ doivent s’opérer dans toutes les sphères de l’activité humaine, dans les institutions sociales, la culture, la civilisation et l’environnement. Et nous pouvons, par notre action ou notre inaction, contribuer à créer ce monde ou à le détruire(5).

Notes
1. Ceci étant dit, il n’est pas vérifié de façon certaine que les auteurs bibliques connaissaient précisément les textes mésopotamiens que nous avons retrouvés. Cependant, ceux-ci ont suffisamment de points communs et proviennent de localités suffisamment distantes les unes des autres pour nous permettre de croire que la vision du monde que nous pouvons dégager de ces textes correspond en gros à celle qui circulait et qui a été adoptée par la majorité des peuples de la Mésopotamie à Israël et ses environs. Il est clair que de nombreux autres récits du genre ont été transmis oralement ou par écrit sans laisser de traces.
2. G. Couturier, « La mort en Mésopotamie et en Israël. Phénomène naturel ou salaire du péché ? », dans Coll., Essais sur la mort, Héritage et Projet 29, Montréal, Fides, 1985, repris dans « En commençant par Moïse et les prophètes... », Études vétérotestamentaires, Montréal, Fides, 2008, p. 95-135, p. 111.
3. Extrait de l’Épopée de Guilgamesh cité dans G. COUTURIER, « La mort en Mésopotamie… », p. 112.
4. G. Couturier, « La mort en Mésopotamie… », p. 133-135.
5. Pour une discussion plus étendue de la théologie de Gn 1-3 et des conséquences fondamentales qu’il faut en tirer pour aujourd’hui, on peut lire P. Gilbert, Demons, Lies and Shadows. A Plea for a Return to Text and Reason, Winnipeg/Hillsboro, Kindred, 2008, notamment le chapitre deux.