samedi 10 novembre 2007

Yahvé, Dieu de la délivrance ou du quotidien ?

La spécialisation des dieux
Une des choses qui surprennent le plus le lecteur moderne de l’Ancien Testament, c’est l’habitude tenace des Israélites d’adorer d’autres dieux que Yahvé. Il s’agit d’un comportement qui est attesté un peu partout dans l’Ancien Testament. Au 9e siècle par exemple, à l’époque du prophète Élie, les Israélites adoraient en plus de Yahvé un des dieux phéniciens, Baal, un dieu associé à la pluie et à la fertilité. Les Israélites étaient tentés d’adorer Baal non seulement à cause de l’alliance qu’ils avaient avec les Phéniciens, mais aussi parce que l’adoration d’un dieu qui accorde la pluie et la fertilité ne « pouvait pas faire de tort » aux récoltes. En effet, les dieux de l’Antiquité étaient des dieux « spécialistes » qui s’occupaient chacun d’un domaine particulier. En cas de problème, on devait faire appel au dieu approprié, celui qui avait juridiction sur ce problème. Or, les Israélites percevaient surtout Yahvé comme le dieu spécialiste de la délivrance, le dieu de la sortie d’Égypte. C’est même souvent comme ça qu’il est désigné : « Voici ton Dieu qui t’a fait monter du pays d’Égypte » (Ex 32,4 ; 1 R 12,28 ; voir aussi Jr 2,6 ; 31,32 ; etc.). Pour les récoltes, on pensait souvent qu’il valait mieux faire appel à Baal.

1 R 17 raconte que le prophète Élie annonce (et même provoque) une sécheresse sur Israël. Élie affirme que la fin de la sécheresse n’aura lieu qu’à sa parole. Élie ne fait pas que prédire le malheur et il n’envoie pas la sécheresse simplement pour punir les Israélites de leur infidélité envers Yahvé. Sa prophétie a pour but d’enseigner les Israélites : alors que ceux-ci croient que Baal envoie la pluie et bénit les récoltes, la sécheresse démontre l’impuissance de Baal et la puissance de Yahvé, qui est celui qui a juridiction sur la pluie et celui qui donne aux Israélites ce dont ils ont besoin. On aura beau adorer Baal pendant tout ce temps de sécheresse : la pluie ne tombera pas. Il s’agit donc d’une démonstration pratique.

Puis la parole de Yahvé est adressée à Élie et Yahvé demande à Élie de quitter le pays et d’aller se cacher au torrent de Kerit, où Yahvé va nourrir Élie par l’entremise de corbeaux. Le texte raconte que c’est Yahvé qui pourvoit aux besoins d’Élie, et que c’est celui qui se soumet à Yahvé qui peut recevoir la nourriture, alors que ceux qui adorent Baal en Israël subissent la sécheresse et la famine. En plus de l’eau du torrent, Yahvé donne à Élie du pain le matin et de la viande le soir, exactement comme Yahvé a nourri le peuple au désert durant l’Exode en leur donnant du pain le matin et de la viande le soir (Ex 16,8.12).

Lorsque les eaux du torrent Kerit tarissent, la parole de Yahvé est de nouveau adressée à Élie et Yahvé demande à Élie d’aller près de Sidon, chez les Phéniciens. Là-bas, Yahvé va pourvoir aux besoins d’Élie par l’entremise d’une veuve. Or, la veuve subit elle aussi la sécheresse et elle n’a presque plus rien à manger. Mais selon la parole de Yahvé, la cruche d’huile ne se vide pas et la jarre de farine ne s’épuise pas. Ce miracle rappelle aussi celui de la manne dans le désert (Ex 16). Par ces deux références à l’Exode, le livre des Rois nous rappelle que Yahvé, le Dieu de la sortie d’Égypte, le Dieu de la délivrance, est aussi le Dieu qui a pourvu aux besoins du peuple (notamment en nourriture et en eau) dans le désert. Il ne doit donc pas être réduit à sa « spécialité », la délivrance.

La parole de Yahvé, mentionnée à plusieurs reprises dans le texte (17,1.2.8.14.16), annonce la prospérité. Après la résurrection de son fils par Élie, la veuve reconnaît la valeur de la parole de Yahvé et dit : « maintenant je sais que tu es un homme de Dieu et que la parole de Yahvé dans ta bouche est vérité » (v. 24). C’est donc une veuve phénicienne qui reconnaît la validité du ministère prophétique d'Élie et la véracité de sa parole, donc que Yahvé pourvoit à ses besoins quotidiens, alors que le peuple d’Israël, qui a une alliance avec Yahvé, adore Baal, un dieu phénicien, pour ses besoins quotidiens (la fertilité). Quelle ironie !

La délivrance dans le christianisme
Le christianisme a repris sans hésitation la notion de Yahvé comme Dieu de la délivrance et du salut. Depuis, on vient souvent à Dieu pour le salut, qu’il s’agisse du salut de notre « âme » ou de la délivrance du péché ou des difficultés de la vie. Par conséquent, on accorde volontiers à Dieu la juridiction sur la délivrance, mais pas nécessairement sur les affaires quotidiennes. Dans la gestion de son argent ou dans son comportement au travail, en famille ou en voiture sur la route, on estime souvent en pratique que Dieu est hors de sa juridiction. De même, notre société exige que l’on garde la religion et la spiritualité dans la sphère privée, regardant avec méfiance toute mention ou intrusion du religieux dans la sphère publique. Cette attitude relève de l’absurde ou d’une forme de schizophrénie : je vais adorer chez moi ou à l’église le Dieu qui demande qu’on s’occupe des pauvres et des opprimés mais je ne vais rien faire moi-même ni rien exiger de ma société pour améliorer le sort des pauvres et des opprimés ! Une telle religion ressemble dangereusement au baalisme, qui n’exigeait de ses adorants qu’un culte (prières, sacrifices, etc.), sans aucun égard pour le comportement en société. J’en reparlerai dans une prochaine entrée.

Or, l’histoire d’Élie montre l’importance de soumettre à Dieu toutes les sphères de notre existence. Selon Élie, Dieu n’est pas seulement le dieu de la délivrance : il est aussi le dieu du quotidien. Il faut donc faire confiance à Yahvé pour tous les aspects de notre vie, et il faut accepter sa souveraineté sur toutes les sphères de notre vie. Cela veut dire en particulier vivre toute sa vie selon les principes éthiques exigeants donnés par Dieu dans la Bible, notamment dans le Nouveau Testament. Jésus dans les Évangiles appelle les gens à le suivre, à devenir ses disciples, donc à conformer leur vie à son enseignement. Il ne demande pas seulement aux gens de venir à lui pour « être sauvés ». La conversion, ce n’est pas seulement se tourner vers Dieu pour qu’il sauve notre « âme » : c’est d’abord reconnaître sa souveraineté dans nos vies, ce qui nécessairement implique que nous devons agir différemment par la suite.

Notre monde a grand besoin de personnes qui font preuve d’intégrité, des gens qui intègrent ce qu’ils croient et ce qu’ils sont, qui intègrent ce qu’ils pensent et ce qu’ils font, pour être la même personne dans tous les domaines de leur vie. Notre monde a besoin de gens qui font de Dieu non seulement le Dieu du salut, mais aussi celui du quotidien, le Dieu de la famille, le Dieu de la communauté, le Dieu du corps, le Dieu de l’esprit (de l’intellect), le Dieu de l’environnement, le Dieu de l’abondance, le Dieu de l’économie, le Dieu de toute la création. Réduire Dieu à la délivrance, c’est rejeter sa souveraineté sur tout le reste de sa création.

(article paru sous une forme lègèrement modifiée dans Le Lien 22/3 Mai-Juin 2005)

3 commentaires:

Sabrina a dit...

Je t'ai entendu expliquer ça plein de fois dans tes cours à l'Étem mais je ne l'ai jamais aussi bien compris que dans ce texte. J'ai vraiment aimé la dernière partie du texte qui sert d'application : «Notre monde a besoin de gens qui font de Dieu non seulement le Dieu du salut, mais aussi celui du quotidien, le Dieu de la famille, le Dieu de la communauté, le Dieu du corps, le Dieu de l’esprit (de l’intellect), le Dieu de l’environnement, le Dieu de l’abondance, le Dieu de l’économie, le Dieu de toute la création. Réduire Dieu à la délivrance, c’est rejeter sa souveraineté sur tout le reste de sa création.» Ça me permet de mieux faire le lien avec ce que tu expliquais durant le cours Histoire de la Bible par rapport à l'influence Luthérienne sur notre conception de Romain, de la grâce et les oeuvres de la loi du judaïsme vs les bonnes oeuvres. Maintenant, les gens écartent les bonnes oeuvres parce que d'après eux l'important c'est le pardon des péchés et le Salut qui est l'important. Tu avais dit en cours que le salut et le pardon des péchés c'est comme la porte pour entrer en alliance avec Dieu et que les bonnes oeuvres sont comme les fruits d'une alliance avec Dieu.
Tu as raison qu'on fait exactement les mêmes erreures que le peuple d'Israël dans l'AT. On dépend sur Dieu pour le salut et le pardon des péchés mais Dieu ne compte plus lorsque les inquiétudes de la «vrai vie» se présentent. Dieu ne veux pas une foi partagée, mais une confiance complète en lui et en sa capacité de pourvoir pour toute chose.
Il y a juste une petite chose que je ne comprends pas. J'entends tout le temps des gens dire: « We serve a sovereign God». Tu l'as aussi utilisé dans ton texte: «La conversion, ce n’est pas seulement se tourner vers Dieu pour qu’il sauve notre « âme » : c’est d’abord reconnaître sa souveraineté dans nos vies, ce qui nécessairement implique que nous devons agir différemment par la suite.» Je ne comprends pas ce mot qu'est-ce que ça veut dire de reconnaître sa souveraineté dans nos vies?

Marc Paré a dit...

Merci Sabrina pour ton commentaire détaillé. En fait, la souveraineté de Dieu mériterait une entrée entière sur mon blog. Je me contenterai pour l'instant de dire que reconnaître la souveraineté de Dieu est se soumettre à sa volonté, reconnaître que nous lui devons obéissance puisqu'il est Créateur de la vie et de l'univers ET à cause de la victoire du Christ (voir la "nouvelle perspective sur Paul", dont les livres de N. T. Wright intitulés Jesus and the Victory of God et The Climax of the Covenant. Christ and the Law in Pauline Theology). L'idée est que Jésus prêchait le Règne (ou le Royaume) de Dieu et qu'il appelait les gens à être disciples, donc à conformer leur vie à son enseignement, et non pas seulement à recevoir le pardon des péchés.

James Alcindor a dit...

Ces quelques mots de réflexions biblique et théologique que vous nous avez exposé nourissent la genèse d'une réflexion que j'ai engagé depuis la fin du mois de septembre. L'étude des textes de 1Rois 17 et 18 m'ont conduit à reconnaître comme vous que Dieu est celui qui pourvoit à nos besoins de chaque jour et non, seulement celui qui se spécialise dans notre salut passé seulement(pardon des péchés et délivrance des péché du passé ponctuel et unique).

On m'a souvent enseigné sur l'aspect rédempteur de Dieu mais on a négligé de m'enseigner sur l'aspect provident et même souverain de notre Dieu.

Je vous suis reconnaîssant du fait que ce texte m'a emmené à avancer dans ma réflexion et dans ma démarche praxéologie de cet épisode de la bible.

Merci de me rappeler que notre Seigneur est un Dieu holistique et que nous devons le suivre dans tous les aspects de notre vie.

Finalement je crois que Yahvé est le Dieu de la délivrance et celle-ci . Notre réponse doit se voir dans le quotidien par notre soumission aux enseignements de notre Seigneur et à ses décrets pour nos vies.

Pourriez-vous me suggérer quelques ouvrages ou articles sur le prophète Élie(1 R 17-19) et le Dieu qui pourvoit.

Merci