On a souvent compris, avec raison, le récit de la visite de Paul à Athènes (Ac 17,16-34) comme un texte encourageant le chrétien à évangéliser en utilisant un vocabulaire et des exemples compréhensibles pour son auditoire. Après tout, Paul ne part-il pas d’un autel idolâtre pour expliquer l’Évangile du Dieu invisible ? Ce récit nous apprend toutefois bien davantage qu’un « truc » d’évangélisation. En fait, ce passage illustre une réalité fondamentale de l’Évangile, soit son incarnation dans la culture.
Paul et la culture grecque
Il faut d’abord constater que le récit souligne que Paul est choqué de voir l’idolâtrie des Athéniens. Paul n’accepte donc pas la culture grecque en bloc, mais il ne la rejette pas sommairement non plus. Au contraire, il utilise ce que les Athéniens valorisent, soit les penseurs, poètes et philosophes grecs, pour leur expliquer l’Évangile. Il cite entre autres le poète grec Épiménide et le poète sicilien Aratos (v. 28). L’épisode à Athènes n’est pas exceptionnel. Paul, l’apôtre des Grecs, cite ou fait allusion à des auteurs grecs à plusieurs reprises dans ses lettres. Par exemple, il cite à nouveau le poète Épiménide dans Tt 1,12-13 et le poète Ménandre dans 1 Co 15,33. Paul n’utilise pas ici ces citations pour attirer l’attention des païens pour les évangéliser : il enseigne des chrétiens par ces paroles qu’il juge vraies. De même, les autres auteurs du Nouveau Testament citent ou font allusion très souvent à des auteurs païens ou juifs. Il y aurait ainsi plus d’une centaine de citations et allusions dans le Nouveau Testament à des écrits non bibliques. Les auteurs du Nouveau Testament interagissent donc d’une façon critique par rapport aux cultures juive et grecque, en y trouvant des vérités et des points de contact avec l’Évangile.
L’incarnation de la Bible
En fait, la Bible a été profondément modelée par les mondes dans lesquels elle est née. Qu’on pense seulement aux langues choisies pour l’écrire. Au Moyen-Âge, on pensait que l’hébreu était une langue divine. En réalité, l’hébreu est une langue ordinaire utilisée pour écrire l’Ancien Testament simplement parce que c’était la langue des Israélites. De même, le grec du Nouveau Testament est le grec commun utilisé dans l’est de l’Empire romain au 1er siècle. Ce n’est pas le grec des philosophes qui a été choisi pour formuler l’Évangile dans la langue la plus « raffinée » et précise de l’Antiquité.
Cette adaptation à la culture va d’ailleurs beaucoup plus loin que la langue dans la Bible. Les institutions de l’Ancien Testament, comme les sacrifices ou le temple, existaient chez les voisins d’Israël. Même l’Alliance entre Dieu et Israël est une forme de relation qui était très répandue à l’époque. C’est justement pour ça que Dieu a utilisé ces institutions : les Israélites les comprenaient. On note toutefois que Dieu a modifié certains éléments qui pouvaient causer problème, par exemple en précisant que les sacrifices devaient être l’expression d’une attitude du cœur (gratitude, repentance, etc.) et n’étaient pas efficaces en eux-mêmes.
Le fait que Jésus, Dieu incarné, soit devenu un Juif, un être qui parlait une langue donnée dans une culture précise, portant les vêtements, mangeant la nourriture et dansant les danses des Juifs de son temps est bien sûr l’indice ultime de l’incarnation de la Parole de Dieu dans la culture.
L’incarnation de l’Évangile
L’interaction critique avec la culture s’est poursuivie tout au long de l’histoire de l’Église. L’Église s’est toujours adaptée à la culture dans laquelle l’Évangile a été proclamé, en réussissant plus ou moins bien à ne pas compromettre l’Évangile ni s’aliéner la culture. L’Église a donc toujours dû poser la question : « Que peut-on accepter dans la culture, et que doit-on rejeter ou modifier ? »
Richard Niebuhr dans Christ and Culture explique 5 approches que l’Église a adoptées face à la culture. Je me contenterai ici d’énumérer 3 des 5 modèles pour illustrer la problématique.
Le Christ contre la culture
Dans ce modèle, le chrétien rejette essentiellement la culture et se retire de la société. Ce modèle a été adopté par certains chrétiens dans les premiers siècles de l’Église par la création de la vie en monastère et plus récemment par des fondamentalistes et une partie des anabaptistes conservateurs (comme les Amishs) qui se sont retirés plus ou moins complètement de la société. Ces chrétiens ont choisi de sortir littéralement de la société, pour créer une société parallèle. Ils ont donc rejeté, du moins en théorie, la culture et la société.
Le Christ de la culture
Ce modèle est à l’autre extrême et prétend que le Christ accomplit la culture, un peu comme Jésus dit qu’il est venu non pas pour abolir la loi des juifs mais pour l’accomplir. Selon ce modèle, le Christ s’insère parfaitement dans la culture et vient répondre à ses besoins et à ses aspirations. On ne ressent alors aucune tension entre l’Évangile et la culture ou entre l’Église et la société. Ce modèle a été adopté largement par les Églises protestantes dominantes (dites souvent « mainstream » ou « libérales »), qui n’ont pas adopté une attitude critique par rapport à la culture et à la société au tournant du 20e siècle. Dans ce modèle, puisque l’éthique sexuelle (par exemple) de la société est très permissive, l’éthique sexuelle de l’Église doit aussi l’être. Il n’y a pas de remise en question profonde des valeurs de la société.
Le Christ qui transforme la culture
Ce modèle a été adopté entre autres par de nombreux chrétiens des 4e et 5e siècles (dont Augustin), des églises réformées et des églises protestantes dominantes (« mainstream »), des anabaptistes, de nombreux évangéliques au 19e siècle et certains évangéliques progressistes encore aujourd’hui. Ce modèle considère que toutes les cultures et sociétés sont sous la juridiction de Dieu et sont jugées par lui. Il y a donc une attitude critique envers la culture et la société : le chrétien doit s’opposer à ce qui n’est pas conforme à l’Évangile ET bénir ce qui est compatible avec l’Évangile. En même temps, ce modèle affirme que l’Évangile a le pouvoir et le chrétien a le devoir de transformer les cultures et les sociétés, et non pas seulement de les juger. Il faut donc chercher à les rendre conforme autant que possible à l’Évangile, sans toutefois penser pouvoir faire de sa culture une culture chrétienne. Le chrétien (et l'Église) doit donc jouer un rôle « prophétique ».
Ce modèle insiste sur le fait que la Bible ne décrit pas Dieu seulement comme le Dieu de la rédemption mais aussi le Dieu de la création, qui demeure présent dans sa création et donc dans l’humanité. Il y a donc dans les cultures et les sociétés (et dans chaque humain) des éléments qui correspondent à la vérité et à l’Évangile. On voit dans l’œuvre du Christ non seulement la rédemption du pécheur, mais aussi la conversion et la transformation de la création et de la culture sous la souveraineté du Christ. Ce modèle estime que Dieu a déjà commencé à travailler dans le monde, qu’il n’attend pas le retour du Christ pour effacer et remplacer la création et les cultures.
L’Évangile au Québec
Il va sans dire que la plupart des évangéliques au Québec adoptent une position plus ou moins proche de la dernière et voient la nécessité d’entrer dans un dialogue critique avec la culture et la société autour d’eux. Or, ce dialogue n’est qu’amorcé. Nous sommes confrontés sur une base quotidienne à des éléments de notre société qui ne correspondent pas à l’Évangile et nous nous méfions par conséquent de notre culture. Aux États-Unis, le caractère païen de la société est moins clair à première vue. Les évangéliques états-uniens pensent souvent que le paganisme chez eux vient surtout des médias et d’Hollywood, alors que la culture et la société états-uniennes sont essentiellement chrétiennes. En réalité, on ne peut penser cela que si on réduit le christianisme à une série de valeurs conservatrices comme le mariage, la famille, la position pro-vie, l’assistance à l’Église, etc. (et si on ferme les yeux sur les millions d’États-uniens qui n’adoptent pas ces valeurs). Si on pense à d’autres valeurs bibliques comme la justice sociale ou la paix, les États-Unis sont loin d’être une nation chrétienne puisque cette société est profondément violente et injuste, davantage même que le Québec.
La culture grecque n’était pas plus chrétienne que la culture québécoise. Paul et les autres auteurs du Nouveau Testament l’ont pourtant citée et utilisée dans leur proclamation de l’Évangile. Sommes-nous capables nous aussi de reconnaître et bénir ce qui est bon dans la culture québécoise ? L’évangélisation est une tâche qui nous invite à entrer en dialogue avec la culture, donc à écouter et à comprendre. Il ne s’agit pas là de marketing pour rendre l’Évangile attrayant, mais du fait que la proclamation de l’Évangile et son incarnation dans notre culture le rendent nécessaire.
(article paru dans Le Lien 24/6 nov-déc 2007)
mardi 6 novembre 2007
S'abonner à :
Publier des commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Publier un commentaire