Cet article est paru dans le magazine Le Lien 26/5 septembre-octobre 2009, p. 8-9, 20.
Un « énoncé de mission » ?
Être chrétien, c’est par définition chercher à suivre le Christ et à conformer sa vie à la sienne. C’est en partie ce qui explique pourquoi tant de gens ont cherché à décrire le centre de la vie, du ministère et de la mission de Jésus. Se fondant sur différents textes du Nouveau Testament, les uns ont dit que Jésus y était surtout décrit comme le sauveur de l’humanité, d’autres comme le Messie inaugurant le Règne de Dieu. D’autres ont décrit sa mission comme la réconciliation de l’humanité à Dieu et d’autres enfin ont vu en Jésus d’abord et avant tout le fondateur d’un mouvement, un prophète ou un enseignant qui visait à corriger les perspectives erronées de son peuple. Ces différents énoncés sont probablement tous descriptifs de Jésus et de son œuvre, mais décrivent-ils le « centre » de la vie et de la mission de Jésus ? Est-il possible de déterminer quel est l’élément central animant sa mission, sa vie, en fait tout son être ?
En l’absence d’un texte biblique qui répond directement à la question, nous devons faire preuve de prudence. Toutefois, il est raisonnable d’aborder la question non pas en examinant un texte visant à expliquer ou à justifier un acte ou un enseignement précis de Jésus, mais plutôt un texte qui aborde la mission de Jésus en termes généraux. Nombreux sont ceux qui voient un tel texte en Lc 4,16-30. Ce texte est probablement le passage des Évangiles qui ressemble le plus à ce qu’on appelle aujourd’hui un « énoncé de mission ». Il s’agit vraisemblablement d’une description sommaire de la mission de Jésus. Le passage suit immédiatement le résumé des débuts du ministère de Jésus (Lc 4,14-15), texte suivant lui-même la séquence du baptême, de la généalogie et de la tentation de Jésus (Lc 3,21-4,13). Nous sommes donc toujours en Lc 4,16-30 dans l’introduction au ministère de Jésus. Le texte décrit l’arrivée de celui-ci à Nazareth, lieu où il a grandi, et sa participation au culte à la synagogue. Jésus y fait la lecture publique de passages d’Isaïe (61,1-2 et 58,6) associés au Messie et qui font référence à l’année d’accueil (ou de grâce), c’est-à-dire à l’année du Jubilé. Après la lecture, Jésus affirme que cette écriture est accomplie, clairement par sa propre personne/son ministère. Jésus inscrit donc sa mission dans la perspective d’un Jubilé. Évidemment, il est clair dès la première lecture que le Jubilé est ici une image du salut et de la délivrance, mais pour nous assurer de bien comprendre la description de la mission de Jésus que nous avons ici, il faut mieux comprendre ce qu’était le Jubilé.
Le Jubilé
Selon la loi de Moïse (Lv 25), lors du Jubilé, qui était censé avoir lieu tous les 50 ans, tous ceux qui étaient esclaves étaient supposés être libérés, les terres devaient être laissées en jachère, les dettes devaient être annulées et les terres et maisons vendues devaient être retournées à leur propriétaire originel. Il faut utiliser le conditionnel parce qu’il n’y a pas d’évidence que cette loi ait vraiment été appliquée. Il s’agit peut-être d’un idéal que les Israélites ont jugé trop difficile à atteindre. On voit par la prédication des prophètes qu’un tel idéal égalitaire n’a jamais pu prendre racines en Israël. Les prophètes dénoncent régulièrement l’enrichissement de l’élite au détriment des pauvres. Notamment, Is 5,8 dénonce la consolidation des terres par l’élite d’Israël, qui profitait de l’endettement de certains pour acquérir de larges domaines agricoles (voir aussi Jr 5,26-29 ; Mi 2,1-2 et Am 2,6-8 ; 8,6).
Qu’elle ait été pratiquée ou non, la loi du Jubilé avait en partie pour but d’éviter que les familles perdent pour plus d’une génération leur terre. On assurait ainsi à tous la possession de la terre, par définition le moyen principal de subsistance dans une société agraire comme Israël aux temps de l’Ancien Testament. Puisque la terre appartenait en réalité à Yahvé (Lv 25,23), elle ne pouvait pas être vendue de façon définitive. La loi demandait donc qu’on achète la terre pour un certain nombre d’années, et que le prix d’achat soit fixé selon le nombre de récoltes entre l’achat et l’année du Jubilé, puisqu’on achetait davantage les récoltes que la terre (Lv 25,16).
De même, les Israélites, qui étaient considérés être les serviteurs de Yahvé, ne pouvaient pas devenir les esclaves de quelqu’un d’autre de façon permanente (Lv 25,42.54.55). Lorsqu’une famille était incapable de payer une dette, il n’était pas rare que le père vende des membres de sa famille ou qu’il se vende lui-même en esclavage au créancier. La loi permettait qu’un membre de la famille de l’esclave le rachète (ou que l’esclave se rachète lui-même) en fonction du nombre d’années qui restaient avant le Jubilé. En effet, comme on achetait les récoltes plutôt que la terre, on achetait des années de service d’un esclave plutôt que sa propre personne. Le rachat pouvait donc se faire sur la base du nombre de jours (ou d’années) pendant lesquels l’esclave aurait servi son maître avant sa libération lors de l’année jubilaire s’il était demeuré à son service jusque-là. La loi du Jubilé visait à permettre à ceux qui n’avaient pas pu se racheter ou se faire racheter (et surtout à leurs enfants) de regagner leur liberté et de donner une porte de sortie de la misère. La misère ne pouvait donc en théorie durer plus d’une génération : les enfants devaient retrouver la liberté et la terre perdues par leurs parents. Lorsqu’on pense que la misère est malheureusement une condition qui tend à se transmettre d’une génération à l’autre même dans notre société, la loi jubilaire est un énoncé puissant en faveur de la redistribution des biens et de la liberté, deux aspects centraux de ce que l’on appelle souvent la justice sociale.
Le salut
Mais n’est-il pas étrange que la mission de Jésus soit ainsi décrite non seulement par l’annonce (et la mise en œuvre) du salut, mais aussi en évoquant la redistribution des biens, la délivrance des démunis et la correction des injustices sociales ? Tout dépend des frontières que l’on donne au concept du « salut ». S’il s’agit du salut de l’âme des appelés, cela est effectivement étrange. Mais dans la Bible, le « salut » est un concept beaucoup plus englobant. Dieu est souvent décrit comme le sauveur ou le libérateur du pauvre ou de l’opprimé (Ps 34,19 ; 40,18). À l’époque des Juges, en Israël, Dieu suscite régulièrement des sauveurs, qui délivrent le peuple de l’oppression ennemie. Dieu lui-même est décrit comme sauveur de son peuple au sens militaire du terme. C’est lui qui délivre le peuple de l’esclavage en Égypte, qui les ramène de l’exil à Babylone, etc. D’ailleurs, même dans l’Empire romain, la notion de « salut » était très répandue et elle comprenait aussi des dimensions sociales, économiques et même militaires. L’Empereur était appelé le soter, le « sauveur ». Il n’est donc pas innocent dans les Évangiles d’appeler Jésus le « sauveur » : c’est lui qui peut vraiment assurer le salut des humains, l’Empereur n’est lui-même qu’un homme.
Le salut annoncé par Jésus dans les Évangiles n’est donc pas concerné uniquement par « l’âme » : il s’agit de la restauration complète de l’être. Ainsi en Mc 5,21-43, Jésus ne fait pas que guérir la femme qui a des écoulements de sang de son mal physique : il la restaure socialement et religieusement. Elle n’est plus impure et elle peut de nouveau participer à la vie sociale et religieuse de son peuple. Il en est de même pour les lépreux ou le démoniaque (Mc 5,1-20) que Jésus guérit et qui peuvent réintégrer la société qui les avait exclus.
En utilisant l’image du Jubilé en Lc 4, Jésus fait référence au salut global qu’il va apporter aux gens, incluant leurs besoins physiques et spirituels. Jésus annonce la délivrance aux pauvres, c’est-à-dire à ceux qui connaissent des difficultés, qui sont captifs, aveugles ou opprimés (entre autres), et non seulement ceux qui sont pauvres du point de vue économique.
Plus qu’un énoncé de mission
Cette description de la mission de Jésus n’est pas propre à Lc 4. En Mt 11,5, la mission de Jésus est résumée en termes similaires. Devant l’interrogation de Jean le Baptiste au sujet de la messianité de Jésus, ce dernier répond : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ». Jésus reprend ici différents textes d’Isaïe (26,19 ; 29,18-19 ; 35,5-6 ; 61,1). Il dit à Jean : voici mon œuvre. Crois-tu qu’il s’agit-là de l’œuvre du Messie ? Jean doit s’interroger sur sa conception du Messie. Peut-être avait-il, comme la plupart des Juifs de son temps, une conception trop étroite, trop nationaliste et militaire, du Messie : le Messie allait délivrer Israël de la domination païenne et instaurer le Règne de Dieu parmi son peuple. Mais Jésus inaugure le Règne de Dieu non pas en chassant les Romains mais en libérant les opprimés, en guérissant les malades et en prenant soin des gens qui sont dans le besoin, en les restaurant dans leur pleine humanité.
Et en lisant bien les Évangiles, il semble que cela ait été effectivement au centre du ministère de Jésus. Les guérisons et miracles opérés par Jésus ont bien sûr pour but de soulager la souffrance, mais aussi de démontrer non pas seulement la puissance de Jésus mais quel genre de Messie-sauveur il est : le Seigneur de la vie, qui domine sur la vie comme sur la mort, sur la santé comme sur la maladie, sur les anges comme sur les démons. Ce que Jésus affirme, c’est qu’il vient instaurer le Règne de Dieu qui remplacera le règne des hommes, et où l’oppression et l’injustice seront remplacées par la justice et la bénédiction de Dieu.
Les béatitudes (Lc 6,20-26) et le Magnificat (Lc 1,46-55), le poème de louange de Marie, soulignent à grands traits le parti pris de Dieu pour les malheureux et la puissance de Dieu pour abaisser les riches et les puissants et élever les faibles et les opprimés. Il faut reconnaître la radicalité de ces énoncés dans le contexte du 1er siècle : le Magnificat est un poème qui frise la sédition et les propos révolutionnaires dans un monde romain fortement hiérarchisé, patriarcal, et où la domination du plus fort est un mode de vie. Au moment où Marie a prononcé ces mots, César Auguste était au sommet de la pyramide qu’était l’Empire romain. Il était servi par tous et il était devenu un des hommes les plus riches de l’Antiquité. Or, Marie, pavant la voie au ministère de Jésus, affirme que Dieu « a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides ». Quant à Jésus, né dans le dépouillement et vivant à la périphérie, à Nazareth, il dira des choses comme « qui est le plus grand, celui qui sert ou celui qui est à table ? (…) Or, moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert » (Lc 22,27) ou « si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur » (Mt 20,26). Il lavera même les pieds des disciples, tâche réservée habituellement à l'esclave (Jn 13,1-17). Jésus renverse le système romain et son ordre social. Le Règne de Dieu et le salut apportés par Jésus sont englobant, ils ont donc aussi une dimension sociale et dérangent l’ordre social établi. Les disciples eux-mêmes auront beaucoup de peine à accepter ce renversement (Lc 9,46-48 ; Jn 13,6-8). Ils ne seront pas les seuls : depuis 2000 ans, les chrétiens peinent à accepter la radicalité du discours social de Jésus. Et pourtant, le renversement social que constitue l’éthique du Règne de Dieu est visiblement au centre de la mission de Jésus.
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